BIOGRAPHIE : ERNESTINE LORAND
La biographie d'Ernestine que l'on peut aussi définir comme une histoire de vie sociale dans le Pays gallo est le fruit d'un travail de recherche d'une durée de cinq ans, Ernestine me recevait généralement dans sa cuisine une fois par mois. Chaque fois, nous partagions le déjeuner tout en conversant en gallo et français ce qui m'a permis d'enregistrer les changements de codes linguistiques que la sociolinguiste américaine Sh. POPLACK définit comme code-switching (Linguistics, 1980). Cette biographie d'Ernestine a été publiée par les Editions L'Harmattan en 1995. De fait, elle est précédée d'une analyse ethno-socio-linguistique que j'ai effectuée pour ma thèse de doctorat en sciences de l'éducation et sociolinguistique intitulée "Dynamique interculturelle et Autoformation - Une histoire de vie en pays gallo", parue aux Editions l'Harmattan en 1995. J'avais demandé aux Editions L'Harmattan de publier ce travail de recherche en ethno-socio-linguistique en deux parties, afin de permettre à de nombreux habitants de Haute-Bretagne de pouvoir lire la Biographie bi-lingue d'Ernestine indépendamment du travail scientifique. Hélas, ce ne fut pas possible et le livre présente donc deux parties différenciées de 386 pages. Lors de la sortie de ce livre, la Mairie de Concoret fit une fête qui regroupa plus de 200 personnes dont tous les élus de la région, c'est dire l'intérêt que suscita cette biographie d'Ernestine en gallo et français. Le journal Ouest-France, plus important tirage de journaux en France, lui consacra une page entière et il fut suivi par la rédaction de France 3 le 24/10/1995, avec notamment une émission télévisée de 1h 30 avec Ernestine et moi, en direct du Centre culturel breton Ty Kendalch de St Vincent/Oust animée par Nathalie KERRIEN (cf. archive audiovisuelle INA d'une durée de 1h 30). C'est une belle aventure qui a continué puisqu'Ernestine a réalisé par la suite des cassettes de chansons gallèses ainsi que des recueils de poésies.
Il ne s'agit pas ici de transcrire de nouveau la biographie d'Ernestine mais plutôt de donner quelques pistes de lecture du livre afin de bien saisir ce qui en a fait son originalité. Pour des raisons scientifiques, dans le livre figure l'intégralité des récits d'Ernestine telle que nous les avons enregistrés, en sachant que je ne lui ai jamais demandé de parler en gallo, ce qui présente l'intérêt de pouvoir saisir vraiment les alternances de langues d'Ernestine dans une recherche autant sociolinguistique qu'ethnographique puisqu'Ernestine m'avait demandé, notamment, de l'emmener chez son frère en Normandie où nous avons vécu une semaine complète en famille. Un exemple de "code-switching" ou "commutation de code" nous est fourni dans le récit suivant : " Parfois, j'allais garder les vaches avec grand-mère. Elle avait l'habitude de mettre la corde d'une vache à son poignet, tout en brochant ses chaùsses. Ce jour-là, elle était donc bien tranquille à garder sa vache quand, tout à coup, dans la mâe de fagots, il y a eu du bruit, une vipère peut-être ? La vache a pris peur, elle est partie en traînant ma grand-mère. O buyë, o fouissë, mins grand-mère ne disë pu rin. Nan la crëyit ben passë ! O n'ëtë que bërluzë mins tossë itou !" (L'Harmattan, 1995, p. 250). On voit bien ici qu'Ernestine fait une commutation de code volontaire pour mieux décrire la petite vache appelée La Riboulette. Bi-lingue, elle montre ainsi sa maîtrise des deux langues qu'elle différencie bien.
Une personne humaine est toujours le produit de ses rapports sociaux avec les autres, rapports dont l'histoire de vie d'Ernestine témoigne. Mais, inversement, comme l'écrit le linguiste Jean-Yves URIEN (La trame d'une langue: le Breton, Ed. Mouladurioù hor Yezh, 1987, p.35) : " La communauté résulte aussi de ce que sont et de ce que font les personnes qui la constituent; parmi lesquelles de fortes têtes qui tirent à hue et à dia et font les histoires (et l'Histoire) !" Ernestine fait partie, avec notamment Albert POULAIN, l'un des plus célèbres conteurs gallo, de "ces fortes têtes" qui ont permis au gallo d'émerger à un moment où certains étaient prêts à l'embaumer. Tout en défendant sa langue, sa culture gallèse, Ernestine assume sa place de femme dans un monde en mutation : déjà dans sa biographie elle nous en avertit clairement lorsqu'elle narre son mariage : " A notre mariage, nous sommes restés jusqu'au matin, par contre, nous n'avons pas fait de retour de noce (...) Et puis ça changeait déjà : autrefois le jeune homme quand il arrivait dans la maison de la future mariée, avant de se rendre à la cérémonie, il ne la trouvait pas. Il fallait qu'il la cherche ! Dans le chemin, dans l'écurie, elle n'était pas là ! Il allait dans une grange plus loin, personne ! Elle était cachée, il allait la chercher accompagné de son garçon d'honneur et parfois ils la trouvaient dans une masure délabrée. La fille qui s'est mariée huit jours avant moi l'a encore fait, mais moi je n'ai pas voulu. On commençait déjà à perdre cette coutume et puis nous vivions côte à côte; ça n'empêchait pas qu'on ne se voyait que le samedi et le dimanche; mais enfin, ça ne rimait à rien de faire semblant de se chercher, juste avant la cérémonie !"
(L'Harmattan, 1995, p.270, se reporter aussi à l'analyse de ce rituel, 2ème partie, ch.VIII, (4) : comparaison de rituel avec le conte de la fiancée substituée).
A suivre